Les humanités numériques n’existent pas
Auteurice : Elsa Van Kote
Temps de lecture : ~5 minutes
“cette culture nous fait osciller entre bricolage et réflexivité (comme par le passé) et nous invite à expliciter le lien entre pensée et calcul” (p. 1)
“Nous précisons les termes d’une « culture numérique minimale », que des pans de l’Université refusent d’intégrer alors qu’elle est souvent maîtrisée par les partisans des « humanités numériques ».” (p. 1)
“Ce qui conduit des informaticiens à investir le champ des sciences sociales sans se revendiquer des « humanités numériques » et à soulever des questions humanistes pertinentes.” (p. 1)
“ces savoirs, nouveaux ou simplement restitués ne s’obtiennent qu’au prix d’autres savoirs, liés au fonctionnement des machines et des réseaux, des protocoles et des normes (souvent culturelles) associés, aux choix ou découvertes de collègues” (p. 2)
“il y a autant de mauvais logiciels qu’il y avait de mauvais livres au siècle dernier.” (p. 3)
“C’est une technique étrange dans la mesure où elle pose rapidement la question des effets de ses usages : elle est réflexive.” (p. 3)
“Reconnaître un format (de texte, d’image), ouvrir un fichier coûte que coûte, savoir le traduire en un autre format, maîtriser a minima un système d’exploitation, savoir apposer des caractères peu communs (français, grecs, arabes, chinois, suédois, etc.) et réaliser quelques additions, pourcentages et graphiques relève du mimimum attendu en matière de culture de l’écrit numérique” (p. 7)
“La maîtrise élémentaire de la programmation (scripts) apparaît souvent comme une concession exagérée aux informaticiens, mais s’avère fort accessible aux personnes de culture littéraire, et féconde : ce n’est jamais qu’une affaire de grammaire” (p. 7)
“La culture de l’écrit est cette combinaison de culture technique et de sa mise en perspective [Olson, 1998]. Et la première stimule souvent la seconde : aujourd’hui, les personnes dotées d’une solide culture numérique comprennent plus finement que les autres les modalités de la surveillance et du profilage des individus depuis l’essor des réseaux et la réalité de l’économie associée.” (p. 7)
“Souvent, les enjeux et les effets de l’écriture numérique restent mal compris et les concessions à la modernité se limitent à la promotion de la pédagogie inversée et de savoirs découpés par compétences (ce qui évacue la réflexivité et la pensée critique” (p. 8)
“Ces savoirs et savoir-faire se transmettent au mieux quand ils sont mis en relation étroite avec les thématiques qui intéressent les étudiants, et donc avec les disciplines qu’ils ont choisies à l’Université. L’enseignement est rendu d’autant plus délicat : il faut enseigner de l’informatique en s’appuyant sur une enquête sociologique, sur des textes littéraires, sur un projet éditorial, etc.” (p. 8)
“Il s’ensuit, avant 2000, un ouvrage [Guichard et Noiriel, 1997], un atlas cartographique en” (p. 8)
“Noiriel faisait-il sans le savoir des humanités numériques avant l’heure ? Il faisait de l’histoire” (p. 9)
“les géographes qui usent de données, de logiciels et de cartes n’ont pas attendu l’essor des « humanités numériques » pour entamer leurs recherches.” (p. 9)
“Henri Desbois développe une géographie critique qui montre les pièges et dangers de la quantification, et qui précise comment nos imaginaires géographiques sont forgés depuis un siècle par les militaires [Desbois, 2015] sans renier son statut de géographe.” (p. 10)
“L’anthropologie est rarement évoquée dans le contexte des humanités numériques.” (p. 10)
“la discipline interroge principalement le mode de construction de ces catégorisations.” (p. 10)
“Il convient donc de dépasser une posture centrée sur les SHS, pour appréhender un mouvement épistémologique plus général, qui malmène encore plus l’illusion d’une séparation entre les humanités et les sciences dites exactes” (p. 13)
“Assurément, l’Université mérite d’être transformée, et se doit d’intégrer sereinement cette question de la culture numérique, approches critiques incluses. Mais il n’est pas certain que l’invocation d’un territoire à mi-chemin entre l’ingénierie et de valeurs culturelles rarement explicitées soit la meilleure solution pour y parvenir.” (p. 13)
“Une telle page web nous oblige à citer un autre historien, grand usager de cartes perforées, qui nous rappelait que le discours historique, même paré d’exigence scientifique, se construit toujours face aux enjeux du présent [de Certeau, 1975].” (p. 14)
“Dans un contexte de raréfaction des moyens et des postes, l’infrastructure Huma-Num risque de favoriser une uniformisation des pratiques et des méthodes, au détriment de l’originalité.” (p. 16)
“Nous retrouvons tous les arguments du déterminisme de l’innovation [Edgerton, 1998].” (p. 16)
“il est probable que notre état d’humain nous empêche d’avoir une relation raisonnée à la technique [Simondon, 1989” (p. 16)
“Mais il est possible qu’aujourd’hui comme toujours, nous passions notre temps à structurer la technique par le biais de valeurs morales [Feenberg, 2014]. Celles de l’internet et du numérique actuels sont celles de la valorisation des start-up, de la société de la surveillance, de l’industrialisation de la recherche pilotée par des gestionnaires, aux dépens d’un bien public protégé par les États, de la curiosité intellectuelle, de l’emploi stable garant de la réflexivité et de la pensée critique érudite et sereine. Avec, en corollaire, une prise du pouvoir par les experts en tableaux de bord, un temps considérable passé à s’auto-évaluer et à évaluer nos collègues et, pour les précaires, à rédiger des CV qui s’avèreront souvent inutile” (p. 17)
“Une façon scientifiquement stimulante serait d’élucider les arguments, positions sociales et axiomes implicites des auteurs de ces discours contradictoires sur la culture en réunissant des personnes dotées de compétences a priori « techniques » de lettrés du numérique et a priori plus théoriques de socio-historiens, de géographes, de philosophes, de spécialistes des mondes anciens ou contemporains.” (p. 17)
“Aujourd’hui, les grandes entreprises du numérique maîtrisent l’écriture, la confisquent à leur manière en nous louant des logiciels, en favorisant des formats de fichier, des protocoles, des modes d’échange en ligne (qui sont écrits), en déformant le monde perçu selon leurs perspectives, parfois appelées algorithmes. Il existe aussi des institutions, des laboratoires, des associations, des fondations, des collectifs, des singularités qui s’impliquent dans les usages et le profilage conceptuel de l’écriture.” (p. 18)
“En disposant d’une solide culture de l’écrit, nous pouvons donc écrire le monde selon nos perspectives, nos valeurs et — osons le mot — nos utopies.” (p. 18)
“C’est ainsi que la maîtrise de l’écriture contemporaine peut nous aider à devenir vraiment humanistes. Et en même temps stimuler les sciences dites sociales : en nous invitant à préciser les liens entre technique et culture.” (p. 19)